Il a le franc-parler qu’on n’attend pas forcément d’un chercheur. Mais François Gemenne, chercheur et enseignant à l'Université de Liège et à Sciences Po Paris, sait mettre les mots sur les grandes crises de notre époque, comme celle de la migration. Rencontre à Genève, avant les mesures de confinement…
Va-t-on, à l’aune de ce qui se passe à Lesbos, vers une nouvelle crise migratoire comme on l’a connue en 2014?
En tout cas, tous les ingrédients sont là. Il n’y a aucune politique européenne en matière d’asile et d’immigration et cela fait vingt-cinq ans que ça dure. On aurait pu espérer que le drame de 2014 allait conduire les pays européens à construire cette politique pour ne pas le revivre. Mais c’est un sujet de division dans nos sociétés et nos gouvernements. Autant, en 2014, les institutions européennes donnaient l’impression de vouloir chercher une solution, mettaient des propositions sur la table, autant aujourd’hui, c’est vraiment la fermeture des frontières qui est devenue l’horizon politique ultime.
L’autre élément est la poursuite de la guerre en Syrie
Oui. Les populations sont l’otage de bras de fer diplomatiques entre la Turquie, la Russie et l’UE. L’Europe a sous-traité à un régime autoritaire sa politique d’asile et d’immigration. Aujourd’hui, la Turquie est le pays au monde qui accueille le plus de réfugiés, avec 3,6 millions sur son territoire. Je doute fort qu’elle les garde indéfiniment. C’est autant de munitions que le président Erdogan a pour faire chanter certains États. Et il sait très bien que c’est un terrible facteur de désunion de l’UE. Il n’aura pas de scrupules à envoyer les migrants se faire fracasser sur les frontières grecques ou bulgares. Lui seul a le pouvoir de décider s’il y aura une crise humanitaire ou non.
Pour vous, la réaction grecque est disproportionnée
Absolument. Des navires de gardes-côtes grecs essaient de couler des bateaux de migrants. Des ventilateurs géants sont utilisés pour disperser le gaz lacrymogène sur eux. À quel moment quelqu’un a eu une telle idée? C’est comme si on avait tout simplement oublié qu’il s’agissait d’êtres humains et que la priorité est devenue de protéger les frontières avant de protéger les gens.
La crise du coronavirus sert-elle de prétexte aujourd’hui à cette fermeture des frontières?
Absolument. Et d’imposer les contrôles comme une forme de normalité. Cela a été la revendication de tous les partis d’extrême droite. Je ne critique pas les mesures urgentes des gouvernements, c’est une situation exceptionnelle. Mais nous ne ferons pas l’économie d’une vraie réflexion sur les éléments de cette crise qu’on peut transformer en opportunités, et les choses que nous ne devrons pas laisser s’installer comme une normalité, comme les frontières et le contrôle social par exemple.
Les institutions européennes ont-elles échoué dans la crise des migrants ?
Complètement et de façon pathétique. Mais ce n’est pas la faute de Bruxelles, c’est celle des gouvernements qui ont bloqué. C’est un échec patent de nos valeurs européennes. 20'000 migrants se sont noyés dans la Méditerranée depuis 2014. Cela doit quand même nous interroger en tant que citoyens.
Comment expliquez-vous ce manque d’empathie que nous avons pour les migrants?
Parce que nous les désignons toujours au pluriel et jamais au singulier. Nous les voyons comme une sorte de groupe informe et menaçant. Nous refusons de considérer qu’ils sont une partie de nous-même. Il y a une déshumanisation terrible, même par le citoyen lambda. Lorsque des migrants meurent dans des camions frigorifiques, comme récemment au Royaume-Uni, il y a des gens qui s’en réjouissent. Et c’est difficile de trouver un sentiment humain qui soit plus méprisable que celui de se réjouir de la mort d’un de ses semblables.
Pour vous, la migration est inéluctable et l’Europe doit s’y préparer
Notre vision est tordue. Nous n’avons pas encore intégré l’idée que les migrations sont structurelles et ne dépendent pas de la conjoncture. Nous pensons pouvoir les contrôler, les juguler, même chez les personnes plutôt ouvertes, qui proposent d’augmenter l’aide au développement pour que ces gens restent chez eux. Nous ne réfléchissons pas à une politique à long terme, en matière d’intégration par exemple.
Et les migrations climatiques dans tout ça?
C’est un terme qui reste abstrait. Beaucoup de gens pensent qu’on pourrait l’éviter en réduisant nos émissions de gaz à effet de serre. C’est pourtant un des premiers facteurs de déplacement de dizaines de millions de personnes chaque année dans le monde. Nous le voyons comme une sorte d’épouvantail futur, ce qui retarde les mesures qu’il faudrait mettre en place aujourd’hui.
Vous êtes un chercheur engagé Il faut abandonner cette idée du chercheur dans sa tour d’ivoire. Il doit s’engager, c’est une responsabilité morale. Il ne peut pas voir la situation à Lesbos et juste publier un papier en espérant que quelqu’un le lise. Il doit être honnête et se fonder sur des faits scientifiques, mais il a aussi un devoir de lanceur d’alerte.
(ndlr: cette interview a été réalisée dans le cadre du Festival du Film et Forum international sur les droits humains (FIFDH) à Genève)
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