Elle est décidément bien à la mode cette expression de « société civile ». Contrairement à de nombreux concepts dont les contours sont bien cernés, celui-ci est un flou artistique, ou plutôt une nébuleuse. Si ce n'est ni l'un ni l'autre, c'est en tout cas une vaste couverture que certains tirent de leur côté quand cela les arrange, ou la rejettent sans ménagement lorsqu'elle prend l'allure d'un boulet attaché à leur pied pour les empêcher d'atteindre leurs objectifs. Mais il n'y a pas à condamner ceux qui se livrent à ce jeu qui n'est pas forcément malsain, car ce qui n'est pas clair est toujours mal interprété, parfois de bonne foi. Alors, tout ce qu'il faut faire pour l'heure, c'est de continuer de débattre autour du concept, en attendant de s'entendre peut être un jour sur quelque chose d'une certaine précision. Et comme toujours, moi je jette mon pavé dans la mare.
Difficulté de définition
En 1998, le gouvernement a organisé le Forum national pour la moralisation de la société civile contre la corruption. En ma qualité de responsable à l'accréditation du comité d'organisation, j'étais confronté à la définition de la société civile pour savoir qui inviter. J'avais cru que la tâche me serait facile parce qu'il me suffirait de proposer les membres des ONG de la loi de 1901 et quelques personnalités « apolitiques » pour obtenir mon petit monde. Mais très tôt, les controverses se sont installées, car des personnalités politiques ont commencé à dire qu'elles sont bel et bien de la société civile parce qu'elles ne sont pas au pouvoir et n'occupent aucun poste de responsabilité dans l'appareil d'Etat. Elles ont cité certains pays où le terme « société civile » désigne tous les nationaux qui ne sont ni militaires, ni au pouvoir.
Nous en étions là quand certaines sociétés commerciales sont entrées dans la danse parce qu'elles considèrent que ce sont elles qui produisent les richesses et qu'il n'est donc pas question de les écarter du reste de la société pour quelque raison que ce soit. Nous avons donc été obligés d'inviter un peu tout le monde à ce forum, et c'est à l'atelier dirigé par Maître Agnès Campbell que nous avons pu retenir laborieusement une définition qui disait à peu près ceci : « la société civile regroupe les associations nationales apolitiques à but non lucratif et qui ne sont pas des institutions publiques. Sont notamment membres de la société civile : les ONG, les syndicats, les ordres professionnels, la presse, les confessions religieuses, les associations d'artistes, les associations de développement, etc. Ne sont pas membres de la société civile, les structures de l'administration, les institutions de l'Etat, les partis politiques, les entreprises commerciales, etc.».
Voilà donc la définition. Mais je ne peux prétendre que notre effort ait abouti à une panacée qui permet de pulvériser tous les flous qui gravitent autour de ce concept. Loin de là. Et c'est ce que nous allons maintenant voir.
Les politiciens de la société civile
Comme nous l'avons vu plus haut, ceux qui sont au pouvoir et qui y occupent des responsabilités claires et connues ne sont pas membres de la société civile. Mais les autres membres des partis politiques, qu'ils soient de la mouvance ou de l'opposition n'entendent pas que l'on leur dise qu'ils ne sont pas de la société civile. Ils estiment que cette histoire de société civile n'est que le produit de la lâcheté de certains coquins qui vont se cacher parmi les citoyens innocents en vue de les endormir pour les drainer comme des somnambules vers des objectifs politiques. Avouons que la réalité ne donne pas toujours tort aux ténors de cette thèse. C'est pour cela qu'eux aussi « se cachent » maintenant comme des rats dans les bureaux des associations de développement, dans les staffs des confessions religieuses, dans les antichambres de la presse, dans les associations sportives, dans les syndicats, bref, dans toutes les composantes de la société civile. Ils y sont légalement, ils y restent absolument.
Par exemple, que faire lorsqu'à une réunion de la société civile, on se retrouve avec une foule de briscards de la politique présents sous d'autres manteaux ? Faut-il les « dégager » ? Impossible.
Les commerçants et la société civile
La conceptualisation de la société civile n'exclut pas les personnes qui dirigent les entreprises, mais plutôt les entreprises elles-mêmes. Par exemple, le Directeur de l'entreprise « Atoké » peut être un membre de la société civile en tant qu'individu, mais l'entreprise « Atoké » ne peut être considérée comme un élément de la société civile.
La chose paraît a priori si simple, mais je me permets toutefois de faire une petite réflexion autour, avec l'illustration suivante dont vous vous souvenez peut-être : En 1997, un groupe de jeunes entrepreneurs se réclamant de la société civile sont allés au Palais de la République exposer au Chef de l'Etat, leur vision de l'avenir de notre pays. Cette rencontre a été longue, très médiatisée et bien organisée avec même des supports comme un poste téléviseur sur lequel ont été joués des Dvd. Quelques mois après, deux membres de cette délégation d'entrepreneurs ont été nommés dans le gouvernement, dont précisément celui qui a apporté son poste téléviseur.
La matière à réflexion pour un tel évènement, c'est de savoir si, une fois dans leur fauteuil ministériel, les membres de la société civile peuvent continuer à revendiquer leur indépendance. En d'autres termes, peuvent-ils continuer à dire « moi je ne fais pas de la politique » ? Il n'y a aucune honte à faire de la politique dans son pays, mais la façon insistante et ennuyeuse dont certains membres de la société civile rappellent à tout moment qu'ils ne font pas de la politique devient suspecte et insultante.
Les personnalités et la société civile
Notre définition de tout à l'heure souffre d'une faiblesse. Elle ne prend pas en compte les personnalités, même si cela semble se lire en filigrane. En effet, on a régulièrement des manifestations spontanées de personnalités pas forcément membres d'associations. Ici au Bénin par exemple, je suis toujours avec plaisir les luttes, chroniques et analyses de nos compatriotes de toutes formations, qui refusent la conspiration du silence. Mais ce qui est étrange, c'est que de toutes les définitions que j'ai pu avoir de la société civile, très peu parlent des personnalités. Est-ce là un piège ou une certaine difficulté que l'on a voulu contourner en évitant de parler de personnalités ? A cette inquiétude, quelqu'un m'a dit qu'il n'est pas nécessaire de parler des personnalités parce que presque toute la population est membre de la société civile. Je ne suis pas très satisfait de la réponse mais à défaut de mieux je m'en contente d'abord.
Mais un militaire peut-il être membre de la société civile ? Pour ma petite expérience, j'ai constaté que certains compatriotes en uniforme croient que la société civile s'oppose à la « société militaire ». Non, ça c'est une mauvaise compréhension de la chose. S'il est vrai qu'un militaire encore en activité ne peut pas être membre de la société civile, il n'en demeure pas moins vrai que nos frères en uniforme peuvent un jour faire partie de la société civile. C'est pour cela que l'amicale des gendarmes retraités a pris une part active au Forum nationale pour la moralisation de la société civile contre la corruption (FONAC) en 1998. Mieux, c'est le président de cette association qui été élu entre-temps président de la fédération des associations de retraités, une organisation où les civils constituent la majorité écrasante. Pourtant, c'est lui qu'ils ont élu.
La société civile pour quel résultat ?
Je rends un hommage mérité à certaines ONG qui suppléent au vide laissé par l'Etat dans bien des domaines comme la santé en milieu rural, la micro finance, l'éveil civique et patriotique, l'aide aux handicapés, aux orphelins, aux enfants dits « sorciers », aux enfants démunis, etc.
Mais après la participation des membres de la société civile à plusieurs gouvernements ici chez nous, n'est-il pas temps de faire un bilan de leur passage et de leur présence au pouvoir ? Continuent-ils d'avoir un langage de vérité ? Sont-ils impliqués dans des dossiers de malversation ? Font-ils preuve d'initiatives nouvelles pour sortir notre pays des sentiers battus qui ont déjà fait leurs preuves d'échec ? Ont-ils toujours le même langage et le même respect des droits humains ?
Je reconnais que la réponse à ces questions est délicate lorsque deux ou trois individus de la société civile sont noyés dans un gouvernement d'une vingtaine ou trentaine de personnes. Néanmoins, ce fait ne doit pas être l'échappatoire qui va vous clouer le bec et nous pousser dans l'éternelle attitude de « que peuvent-ils à deux ? Que peuvent-ils à trois?» Il faudra bien qu'un jour, la société civile fasse le bilan honnête et critique de sa participation aux institutions et structures d'Etat (Gouvernement, institutions constitutionnelles, commission d'enquête, directions des entreprises d'Etat, etc.), pour voir si notre force se trouve dans la théorie facile ou dans l'action concrète pour le changement radical et positif. Mais de grâce, il ne doit pas s'agir d'enrichir davantage les riches et de tout faire peser sur les pauvres et leurs activités, leurs commerces, etc. C'est souvent le cas. C'est désolant.
Le but essentiel de la société civile doit être d'aider ou d'obliger les gouvernants à sortir enfin notre pays de la galère profonde et officielle qui nous classe régulièrement parmi les pays les plus pauvres du monde, alors que nous trainons des scandales financiers impunis de plusieurs milliards à perte de vue, également à perte de vue nos vastes domaines sans culture ni tracteurs, du nord au sud et que côtoient quotidiennement les voitures de luxe sans cesse achetées avec l'argent du contribuable.
En tout cela la société civile a échoué, surtout celle qui a flirté avec les différents gouvernants en devenant complice ou même auteur de ces criminelles malversations. Cette société civile dont les membres nommés ou élus à divers niveaux, sont méconnaissables dans leur attitude vis-à-vis des droits humains, de leurs propos d'archives et même de leurs professions.
Pénible conclusion
Je constate que malgré l'imprécision de sa définition, la société civile béninoise est bien là et active. C'est ce que j'ai qualifié de « triomphe » dans mon titre. Mais malgré ses efforts et ses succès, elle n'a pas pu tirer notre patrie de la misère profonde. Certains disent même que ceux qui doivent être heureux dans le pays le sont déjà et que les autres qui crient tous les jours crieront tout le reste de leur vie sans aucun effet. D'où la nécessité de nous mettre tous dans cette bataille pour faire mentir le pessimisme et la fatalité. C'est cela la vraie société civile que nous sommes tous, que nous voulons tous, et non une société si vile.
Dénis AVIMADJESSI, Ecrivain